Sixième jour
22 h 58

Mae toujours derrière moi, j’ai roulé au bord de l’escarpement jusqu’à ce qu’une descente en pente douce nous permette d’atteindre le lit du cours d’eau. Bobby est resté en haut pour surveiller le corps de Rosie. Quelques minutes plus tard, devant la berge opposée, je faisais demi-tour pour revenir dans l’axe de ses phares.

— Ralentis, Jack, fit Mae.

J’ai ralenti et je me suis penché sur le guidon pour essayer de voir aussi loin que possible devant la moto. D’un seul coup, le cliquettement du compteur a repris.

— C’est bon signe, murmurai-je.

Nous nous sommes arrêtés juste en face de Bobby. La lumière du phare projetait autour de nous une faible clarté évoquant celle de la lune. Je lui ai fait signe de nous rejoindre. Il a tourné son guidon et pris la direction de l’ouest. Sans le faisceau lumineux du phare, le sol est devenu plus sombre, plus mystérieux.

Et nous avons vu Rosie Castro.

 

Rosie était sur le dos, la tête renversée, de sorte qu’elle paraissait regarder derrière elle, directement vers moi. Elle avait les yeux écarquillés, les bras écartés, les mains ouvertes et, sur le visage, une expression implorante et terrifiée. La rigidité cadavérique avait déjà fait son œuvre et le corps raidi tressautait sur le sol inégal.

Il était traîné, mais pas par un animal.

— Je crois qu’il vaudrait mieux éteindre le phare, glissa Mae dans mon oreille.

— Je ne vois pas ce qui fait ça... On dirait qu’il y a une ombre sous le corps...

— Ce n’est pas une ombre, fit Mae. C’est l’essaim.

— Qui la traîne comme ça ?

Elle a incliné la tête.

— Éteins le phare.

J’ai fait ce qu’elle demandait. Nous sommes restés dans le noir.

— Je croyais que les essaims n’avaient pas plus de trois heures d’autonomie d’énergie.

— C’est ce que Ricky a dit.

— Il a encore menti ?

— À moins qu’ils n’aient réussi, dans la nature, à repousser cette limite.

Les implications étaient inquiétantes. Si les essaims étaient en mesure de conserver de l’énergie toute la nuit, ils pouvaient être actifs à notre arrivée dans leur cachette. J’avais espéré les trouver inertes, les particules éparpillées sur le sol. J’avais prévu, en quelque sorte, de les tuer dans leur sommeil. Mais il semblait que les essaims ne dormaient pas.

Nous sommes restés un moment silencieux dans l’obscurité, réfléchissant à la situation. Mae a enfin rompu le silence.

— N’a-t-on pas pris comme modèle pour les essaims le comportement de certains insectes ?

— Pas vraiment. Le modèle de programmation était celui de prédateurs et de proies. Mais l’essaim étant constitué d’une population de particules en interaction, on peut s’attendre qu’il se comporte dans une certaine mesure comme une population d’insectes en interaction. Pourquoi cette question ?

— Des insectes peuvent exécuter une tâche qui demande plus de temps que la durée de vie d’une génération. La construction d’un nid peut s’étendre sur plusieurs générations. Je me trompe, Jack ?

— Non, je ne crois pas...

— On peut donc imaginer qu’un essaim a transporté le corps un certain temps, puis qu’un autre a pris le relais. Il y en a peut-être déjà eu trois ou quatre. Cela leur permettrait de ne pas avoir à sortir la nuit trois heures d’affilée.

Les implications de cette théorie ne me plaisaient pas non plus.

— Cela signifierait que les essaims travaillent d’une manière coordonnée, qu’ils s’organisent.

— Cela ne fait plus aucun doute.

— Ce n’est pas possible, objectai-je. Ils ne sont pas dotés de la capacité d’échanger des signaux.

— Ce qui n’était pas possible il y a quelques générations, rectifia Mae, l’est devenu. Souviens-toi de la formation en V quand ils ont foncé sur toi ; ils agissent d’une manière coordonnée.

C’était vrai ; je n’y avais pas prêté attention sur le moment. Je me suis demandé si d’autres choses m’avaient échappé. J’ai fouillé l’obscurité du regard dans l’espoir de distinguer quelque chose.

— Où l’emmènent-ils ?

Mae a ouvert mon sac à dos pour prendre les lunettes de vision nocturne.

— Essaie ça, fit-elle.

Je m’apprêtais à l’aider à prendre les siennes mais, en un tournemain, elle a fait passer son sac pardessus son épaule et l’a ouvert. Ses gestes étaient rapides, précis.

J’ai glissé le casque sur ma tête, serré l’attache et fait descendre les verres devant mes yeux. C’étaient des lunettes GEN 4, un modèle dernier cri, qui montrait des images aux couleurs voilées. Il ne m’a pas fallu longtemps pour voir le corps de Rosie ; il s’éloignait de nous, derrière des broussailles.

— Où peuvent-ils bien l’emmener ?

Au moment même où je prononçais ces mots, j’ai levé la tête pour regarder plus haut et j’ai eu aussitôt la réponse.

 

De loin, cela ressemblait à une formation naturelle : un monticule de terre sombre, large de quatre à cinq mètres et haut de deux. L’érosion avait creusé de profonds sillons sur sa surface, de sorte qu’il se fondait dans le paysage.

Mais ce monticule n’avait rien de naturel. Les sillons n’étaient pas dus au ravinement. Tout au contraire, j’avais devant les yeux une construction artificielle, similaire aux nids bâtis par les termites d’Afrique et d’autres insectes sociaux.

Mae a observé un moment le monticule en silence.

— Tu vas me dire que c’est le résultat d’un comportement organisé ? demanda-t-elle enfin. Qu’il s’agit d’un comportement émergent ?

— Oui, répondis-je. C’est exactement ce qui s’est passé.

— Cela paraît pourtant difficile à croire.

— Je sais.

Mae était une excellente biologiste, mais sa spécialité était les primates. Elle avait l’habitude d’étudier des populations réduites d’animaux à l’intelligence développée, ayant une hiérarchie et un chef. Un comportement complexe résultait pour elle d’une intelligence complexe. Elle avait de la peine à concevoir le pouvoir d’un comportement organisé au sein d’une population très nombreuse d’animaux à l’intelligence limitée.

C’était une réaction humaine profondément enracinée. L’être humain s’attend à trouver un commandement central dans tout groupe organisé. Les États ont des gouvernements, les entreprises des directeurs, les écoles des chefs d’établissement, les armées des généraux. L’être humain est enclin à croire que, sans cette direction unique, l’organisation sombrera dans le chaos et que rien d’important ne sera accompli.

De ce point de vue, il est difficile de croire que des animaux extrêmement stupides, au cerveau plus petit qu’une tête d’épingle, soient capables de concevoir des projets de construction plus compliqués que n’importe quel projet humain.

Les termites d’Afrique constituent un exemple classique. Ces insectes construisent pour faire leur nid des monticules de terre pouvant mesurer jusqu’à trente mètres de diamètre, surmontés de flèches s’élevant à six mètres. Pour se faire une idée plus précise de cette réalisation, il faut imaginer qu’à l’échelle de l’homme, leurs monticules seraient des gratte-ciel hauts de mille six cents mètres et d’un diamètre de huit mille mètres. Comme un gratte-ciel, le nid des termites est pourvu d’une architecture interne sophistiquée, destinée à assurer une bonne ventilation. À l’intérieur de la structure, se trouvent des jardins pour cultiver la nourriture, les appartements de la reine et assez d’espace pour loger jusqu’à deux millions d’individus. Jamais deux termitières ne sont identiques ; chacune est construite de manière à tirer le meilleur parti d’un emplacement particulier.

Tout cela est accompli sans architecte, sans contre-maîtres, sans autorité centrale. Aucun plan n’est inscrit dans les gènes des insectes. Ces créations gigantesques sont le résultat de règles relativement simples qui régissent les relations entre les individus. Par exemple : « Si on sent qu’une autre termite est venue à tel endroit, on y dépose une boulette de terre. » Le résultat est pourtant plus complexe que la plupart des créations humaines.

Il nous était maintenant donné de contempler une nouvelle construction réalisée par une nouvelle espèce et, cette fois encore, il était difficile de concevoir comment cela était possible. Comment un essaim aurait-il pu construire un monticule ? Je commençais à prendre conscience que, dans ce désert, il était vain de s’interroger. Les essaims changeaient rapidement, presque de minute en minute. Il était dans la nature de l’homme de chercher à comprendre, mais cela ne servait à rien : le temps que l’on comprenne, la situation avait déjà changé.

Bobby est arrivé sur son quad. Il a éteint le phare du véhicule ; nous sommes restés dans la nuit, à la clarté des étoiles.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda-t-il.

— Suivre Rosie.

— On dirait que Rosie se dirige vers cette butte. Tu veux la suivre ?

— Oui.

 

À l’initiative de Mae, nous avons continué à pied. Portant nos sacs à dos, il nous a fallu plusieurs minutes pour arriver aux abords du monticule ; nous nous sommes arrêtés à une quinzaine de mètres. Une odeur pestilentielle flottait dans l’air, une odeur de putréfaction, si forte qu’elle me soulevait le cœur. Du monticule semblait aussi provenir une lueur verte.

— Vous voulez vraiment entrer là-dedans ? murmura Bobby.

— Pas tout de suite, répondit Mae.

Elle a indiqué du doigt un côté du monticule ; le corps de Rosie était en train d’en gravir le versant. Au sommet, les jambes raides se sont dressées vers le ciel, puis le corps a basculé dans l’ouverture. Mais il n’a pas disparu entièrement ; pendant quelques secondes, j’ai vu la tête de Rosie dépassant du trou et ses bras écartés, comme si elle cherchait de l’air. Puis, glissant lentement, elle s’est enfoncée.

Bobby a frissonné d’horreur.

— Allons-y, souffla Mae.

Elle s’est éloignée de son pas silencieux. Je l’ai suivie en m’efforçant de faire aussi peu de bruit que possible. Derrière moi, Bobby traînait les pieds avec force crissements et craquements. Mae s’est arrêtée et lui a lancé un regard noir.

Il a haussé les épaules comme pour dire qu’il n’y pouvait rien.

— Regarde où tu poses les pieds, souffla-t-elle.

— Je regarde.

— Non !

— C’est la nuit, je ne vois rien.

— Fais un effort !

Je n’avais pas le souvenir d’avoir vu Mae montrer de l’irritation, mais nous étions tous à cran. Et l’odeur était abominable. Mae est repartie à pas de loup ; Bobby l’a suivie en faisant autant de bruit qu’avant. Mae s’est arrêtée, la main levée, pour lui interdire d’aller plus loin.

Il a secoué vigoureusement la tête : il ne voulait manifestement pas rester seul.

Elle a pris Bobby par l’épaule, a dirigé l’index vers le sol et s’est penchée vers son oreille.

— Reste là !

— Non...

— Tu veux notre mort ? poursuivit Mae à voix basse.

— Je te promets de ne pas...

Mae a fait non de la tête et a indiqué le sol pour lui demander de s’asseoir.

Bobby s’est exécuté de mauvaise grâce.

Mae s’est tournée vers moi ; j’ai fait signe que j’étais prêt. Nous nous sommes remis en route. Nous n’étions plus qu’à cinq ou six mètres du pied du monticule. L’odeur devenait insupportable. J’étais secoué de haut-le-cœur, je me retenais de vomir. Nous avons commencé à percevoir le raclement sourd produit par les essaims. Plus que le reste, ce bruit m’a donné envie de prendre mes jambes à mon cou. Mae continuait d’avancer.

Nous avons gravi le monticule pliés en deux ; arrivés au sommet, au bord de l’ouverture, nous nous sommes étendus sur la terre. Le visage de Mae était éclairé par la lueur verte provenant de l’intérieur. La puanteur ne me dérangeait plus ; je devais être trop terrifié pour en avoir conscience.

Mae a fouillé dans la poche latérale de son sac pour prendre une caméra grosse comme le pouce, munie d’une tige télescopique. Elle a posé entre nous un petit écran à cristaux liquides avant de faire glisser la caméra sur le bord de l’ouverture.

La vue de l’intérieur montrait des parois lisses, onduleuses, baignant dans une clarté verte. Il semblait n’y avoir aucun mouvement. Mae a tourné la caméra de tous les côtés. Rien d’autre que les parois vertes ; aucun signe de Rosie.

Mae m’a regardé, le doigt pointé sur ses yeux. Avais-je envie de jeter un coup d’œil ?

J’ai acquiescé de la tête.

Nous nous sommes lentement rapprochés du bord, jusqu’à ce que nous puissions voir.

 

Je ne m’attendais pas du tout à cela.

Le monticule ne faisait que rétrécir une ouverture existante, large d’au moins six mètres, et masquait un éboulement de terrain partant du haut et s’achevant, sur notre droite, dans une cavité béante. La lumière verte provenait de l’intérieur de cette cavité.

J’avais devant les yeux l’entrée d’une vaste caverne. D’où nous étions, nous ne pouvions en voir l’intérieur, mais le raclement sourd qui nous parvenait donnait à penser qu’il s’y déployait une activité. Mae a tiré sur la tige télescopique avant de faire lentement descendre la caméra. Il s’agissait indiscutablement d’une cavité naturelle, haute de deux mètres cinquante et large de trois. Les parois rocheuses, très claires, semblaient recouvertes de la substance laiteuse que nous avions vue sur le corps de Rosie.

Il n’était pas loin ; une main dépassait d’un angle de la paroi rocheuse, au-delà duquel nous ne voyions plus rien.

Mae m’a demandé par signes si je voulais descendre.

J’ai incliné lentement la tête. Je n’aimais pas du tout ce que je voyais pas plus que je n’aimais l’idée de nous enfoncer dans l’inconnu, mais nous n’avions guère le choix.

Elle a indiqué Bobby du doigt pour savoir si nous devions l’emmener.

J’ai secoué la tête ; il ne nous serait d’aucune utilité.

Elle m’a fait signe qu’elle était d’accord et a commencé, sans un bruit, avec des gestes lents, à retirer son sac à dos. D’un seul coup, elle s’est immobilisée, littéralement pétrifiée, sans qu’un seul de ses muscles bouge.

J’ai regardé l’écran ; la surprise m’a figé sur place à mon tour.

Une silhouette venait de déboucher du coude de la paroi rocheuse et se tenait à l’entrée de la cavité dans une attitude vigilante.

C’était Ricky.

 

Il se comportait comme s’il avait entendu du bruit ou avait été alerté pour une autre raison. La caméra vidéo était encore suspendue dans l’ouverture du monticule. Elle était toute petite ; je ne savais pas s’il pouvait la voir.

Je gardais les yeux rivés sur l’écran.

La caméra n’avait pas une bonne résolution et l’écran aurait tenu dans la paume de ma main, mais il ne faisait aucun doute que cette silhouette était celle de Ricky. Je ne comprenais pas ce qu’il faisait là ni comment il y était arrivé. Puis une autre silhouette est apparue derrière la première.

C’était aussi Ricky.

J’ai tourné la tête vers Mae qui restait immobile comme une statue. Seuls ses yeux remuaient.

J’ai regardé l’écran avec une attention accrue. Compte tenu de la résolution médiocre de l’image, les deux silhouettes paraissaient rigoureusement identiques. Mêmes vêtements, mêmes gestes, mêmes mouvements de la tête. Je ne distinguais pas bien les visages, mais j’avais l’impression qu’ils étaient plus détaillés que la fois précédente.

Ils ne semblaient pas avoir remarqué la caméra.

Ils ont levé les yeux vers le ciel, ont regardé l’éboulement de rochers, puis ils ont tourné les talons et regagné l’intérieur de la caverne.

Mae ne bougeait toujours pas ; elle était parfaitement immobile depuis près d’une minute. Maintenant que les deux silhouettes étaient reparties...

Une autre forme est apparue : c’était David Brooks. Il se déplaçait avec gaucherie et raideur, mais ses mouvements sont rapidement devenus plus fluides. J’avais l’impression de voir un marionnettiste perfectionner sa technique, animer sa figurine pour lui donner une apparence plus humaine. David s’est transformé en Ricky, puis il est redevenu David. La forme de David a fait demi-tour et a disparu.

Mae ne bougeait toujours pas. Elle a attendu deux bonnes minutes avant de remonter la caméra. Elle m’a indiqué du pouce qu’il était temps de repartir. Nous sommes descendus du monticule et nous nous sommes éloignés en silence dans la nuit étoilée.

 

Nous avons pris Bobby en route et parcouru une centaine de mètres vers l’ouest avant de nous arrêter. Mae a sorti de son sac à dos une feuille de papier et un marqueur. Elle a allumé sa torche électrique et commencé un croquis.

— Voici ce que nous allons trouver, expliqua-t-elle. L’entrée de la caverne, comme tu l’as vu, Jack, a cette forme. Passé le coin, la cavité descend en spirale sur une petite centaine de mètres. Elle débouche dans une vaste salle souterraine haute d’une trentaine de mètres et large de soixante. Il n’y a que cette salle, pas de sortie. Du moins je n’en ai pas vu.

— Comment cela ?

— J’y suis descendue, déclara Mae.

— Quand ?

— Il y a une quinzaine de jours, quand nous avons commencé à chercher la cachette de l’essaim. J’ai découvert cette caverne et j’y suis entrée. C’était en plein jour ; je n’ai vu aucun signe de la présence de l’essaim.

Elle a expliqué que la caverne grouillait de chauves-souris. Elles couvraient tout le plafond et s’agglutinaient en une masse rosâtre jusqu’à l’entrée.

— Beurk ! souffla Bobby. Je déteste ces bêtes-là !

— Je n’ai pas vu de chauves-souris, ce soir.

— Tu crois qu’elles ont été chassées de la caverne ?

— Mangées, probablement.

— Écoutez, lança Bobby en prenant un air dégoûté, je ne suis qu’un programmeur ! Je ne me sens pas capable de continuer, pas capable d’entrer là-dedans.

— Si nous y allons, reprit Mae sans s’occuper de lui, il faudra faire exploser la thermite jusqu’à la salle souterraine. Je ne suis pas sûre que nous en ayons assez.

— Peut-être que non, fis-je, préoccupé par autre chose. Nous perdrons notre temps si nous ne détruisons pas tous les essaims et tous les assembleurs. Vous êtes d’accord ?

Ils ont tous deux acquiescé de la tête.

— Je ne suis pas sûr que ce soit possible, ajoutai-je. Je croyais que les essaims seraient privés d’énergie la nuit. Je croyais qu’il serait facile de les détruire au sol. Mais ils ne sont pas privés d’énergie... du moins, pas tous. Si un seul réussit à nous échapper, à sortir de la caverne, tout aura été inutile.

— Exact, approuva Bobby en hochant vigoureusement la tête. Absolument inutile.

— Il faut trouver le moyen de les prendre au piège, de les empêcher de sortir.

— Comment ça ? répliqua Bobby. Ils peuvent s’envoler quand ils veulent.

— Il y a peut-être quand même une solution, suggéra Mae en recommençant à fouiller dans son sac à dos. En attendant, il vaut mieux nous placer à une certaine distance les uns des autres.

— Pourquoi ? demanda Bobby, alarmé.

— Ne discute pas, fit Mae. Allons-y.

 

J’ai serré les attaches de mon sac à dos pour éviter tout bruit métallique, remonté les lunettes de vision nocturne sur mon front et je me suis mis en route. J’étais à mi-chemin du monticule quand j’ai vu une forme sombre en sortir.

Je me suis jeté par terre aussi silencieusement que possible, dans une haute et épaisse touffe d’armoise qui devait me cacher aux regards. J’ai tourné la tête mais je n’ai vu ni Mae ni Bobby ; ils s’étaient laissés tomber au sol, eux aussi. Je ne savais pas s’ils s’étaient séparés. J’ai écarté prudemment une branche pour regarder dans la direction du monticule.

Les jambes de la forme sombre se détachaient sur la lueur verte provenant du monticule ; le haut du corps se découpait en noir sur le fond étoilé du ciel. J’ai baissé mes lunettes et attendu que l’image devienne nette.

Cette fois, c’était Rosie. Elle marchait dans l’obscurité, regardait dans toutes les directions ; elle était aux aguets. Mais sa démarche n’était pas la démarche de Rosie, plutôt celle d’un homme. Au bout d’un moment, elle s’est transformée en Ricky. Et la silhouette marchait comme Ricky.

Elle s’est accroupie ; j’ai eu l’impression qu’elle regardait par-dessus les buissons d’armoise. Je me suis demandé ce qui l’avait fait sortir. Je n’ai pas eu longtemps à attendre pour le découvrir.

Derrière la forme sombre, une lumière blanche est apparue à l’horizon. Elle est rapidement devenue plus brillante et j’ai reconnu le bruit des pales d’un hélicoptère. Ce devait être Julia qui venait de Silicon Valley. Je me suis demandé ce qu’il y avait de si urgent pour qu’elle quitte l’hôpital malgré l’interdiction de la Faculté.

Le projecteur de l’appareil s’est allumé : j’ai suivi le cercle de lumière blanc-bleu qui s’approchait en suivant les inégalités du sol. La forme de Ricky l’a observé un moment, puis s’est évanouie.

L’hélicoptère est passé au-dessus de moi en vrombissant ; la lumière halogène m’a aveuglé un instant. Presque aussitôt, l’appareil a amorcé un virage serré pour faire un nouveau passage.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

L’hélicoptère a lentement décrit un arc de cercle, survolant le monticule sans s’arrêter avant de s’immobiliser juste au-dessus de l’endroit où je me cachais. Pris dans la lumière bleue, je me suis retourné sur le dos en faisant des signes aux occupants de l’hélicoptère. Je montrais la direction du labo en formant avec la bouche le mot : « Partez ! »

L’appareil est descendu ; j’ai cru qu’il allait se poser tout près de moi. Puis il a viré brusquement et s’est éloigné en rase-mottes vers le sud, en direction de l’aire d’atterrissage.

J’ai décidé de changer de cachette en toute hâte. Je me suis mis à genoux, puis, courbé en deux, j’ai parcouru en crabe une trentaine de mètres vers la gauche avant de me laisser tomber à plat ventre.

Quand je me suis tourné vers le monticule, j’ai vu trois formes... non, quatre en sortir. Elles se sont séparées, chacune prenant une direction différente. Elles avaient toutes l’apparence de Ricky. Je les ai regardées descendre le monticule et s’avancer dans la nuit. Mon cœur s’est mis à cogner dans ma poitrine : une des silhouettes venait dans ma direction. Je l’ai vue tourner vers la droite ; elle se dirigeait vers l’endroit où je me trouvais quelques minutes auparavant. En arrivant à ma première cachette, elle s’est arrêtée et s’est tournée successivement vers les quatre points cardinaux.

Elle n’était pas loin du tout. Cette nouvelle forme de Ricky avait maintenant un visage complet et son habillement était bien plus détaillé. Elle donnait en outre en se déplaçant l’impression d’avoir pris de la densité. Ce pouvait être une illusion, mais j’avais le sentiment que la masse de l’essaim s’était accrue, qu’il pesait maintenant vingt-cinq kilos ou plus. Peut-être le double. Dans ce cas, l’essaim aurait eu une masse suffisante pour faire vaciller un homme en le heurtant, peut-être même pour le faire tomber.

Les lunettes me permettaient de distinguer ses yeux : ils bougeaient, ils clignaient. La surface du visage avait la texture d’une peau. La chevelure semblait composée de mèches distinctes. Les lèvres remuaient, la langue allait et venait nerveusement. Ce visage ressemblait à celui de Ricky d’une manière infiniment troublante. Quand la tête s’est tournée vers moi, j’ai eu le sentiment que Ricky me regardait.

Et la forme s’est mise à avancer droit sur moi.

J’étais pris au piège. Je n’avais pas prévu cela ; je n’avais aucune protection, aucun moyen de défense. Je pouvais me relever et prendre la fuite, bien sûr, mais pour aller où ? Il n’y avait que le désert à des kilomètres à la ronde et les essaims se lanceraient à ma poursuite. Dans une minute, je serais...

L’hélicoptère est revenu en vrombissant. La forme de Ricky a levé la tête, puis elle s’est mise à courir, volant littéralement au-dessus du sol, sans se préoccuper d’animer le bas de son corps. Je n’ai pu retenir un frisson à la vue de cette réplique humaine flottant au-dessus du désert.

Les trois autres formes de Ricky couraient elles aussi ventre à terre, comme si elles avaient le diable à leurs trousses. Était-ce l’hélicoptère qui terrifiait les essaims ? Il semblait bien que oui ; j’ai fini par comprendre pourquoi. Même s’ils étaient devenus plus lourds, plus denses, les essaims restaient vulnérables à un violent déplacement d’air. L’appareil se trouvait à trente mètres au-dessus du sol mais il provoquait des turbulences assez puissantes pour déformer les silhouettes en mouvement, les aplatir légèrement.

Toutes les formes de Ricky ont disparu à l’intérieur du monticule.

Je me suis retourné pour chercher Mae du regard. Elle se tenait au milieu du lit du cours d’eau, en communication radio avec l’hélicoptère. Elle avait eu raison de penser que la radio lui serait utile.

— On y va ! s’écria-t-elle en s’élançant vers moi.

Du coin de l’œil, j’ai aperçu Bobby qui se dirigeait en courant vers son quad. Je n’avais pas le temps de m’occuper de lui. L’hélicoptère avait pris position au-dessus du monticule, faisant voler en tous sens de la poussière qui me piquait les yeux.

Quand Mae m’a rejoint, nous avons retiré nos lunettes de vision nocturne et pris les masques à oxygène. Elle m’a fait pivoter pour ouvrir dans mon dos la valve de la bouteille. J’ai fait pareil pour elle. Puis nous avons remis les lunettes. Cela faisait un tas de choses autour de ma tête. Mae a fixé une torche halogène à ma ceinture, une autre à la sienne, et elle s’est penchée vers moi.

— Prêt ? demanda-t-elle d’une voix forte.

— Prêt.

— Allons-y !

Nous n’avions pas le temps de réfléchir et c’était préférable. Le bruit de l’hélico m’assourdissait. Nous avons grimpé le flanc du monticule, nos vêtements plaqués sur le corps. Nous avons atteint l’ouverture, à peine visible au milieu des tourbillons de poussière. Nous ne voyions rien devant nous, rien à l’intérieur.

Mae a pris ma main et nous avons sauté.

La proie
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